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Au Tchad, une loi d’amnistie qui s’avère loi d’impunité !

Une loi d’amnistie a été adoptée au Tchad, plus d’un an après la répression du 20 octobre 2022 qui avait fait au moins 128 morts. L’ACAT-France condamne cette décision qui instrumentalise le droit et légitime la culture de l’impunité. Ce faisant, la junte militaire au pouvoir ne respecte pas ses engagements en faveur du respect des droits humains et de l’État de droit.
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Le 23 novembre 2023, le Conseil national de transition (CNT) – instance entièrement dépendante de la junte militaire ayant pris le pouvoir en violation de l’ordre constitutionnel en avril 2021 – a adopté une loi d’amnistie générale pour tous les faits commis durant les événements du 20 octobre 2022, lors desquels 128 personnes ont été tuées par les forces de l’ordre. Cette loi d’amnistie couvre l’ensemble des infractions commises par « les Tchadiens résidant au Tchad ou à l’étranger (civils ou militaires) ayant été impliqués, poursuivis ou condamnés pour les infractions commises le 20 octobre 2022 ».

Le 6 décembre 2023, la Commission nationale des droits de l’Homme (CNDH) du Tchad s’est inquiétée publiquement de la teneur de cette loi d’amnistie et de l’absence de mention de « réparations des victimes ». Pour cette instance indépendante, « ceci constitue une caution à l’impunité et une entrave à la justice ». Afin de combattre l’impunité et œuvrer à la réconciliation nationale, la CNDH « encourage le gouvernement [tchadien] à mettre en place un mécanisme pour réparer les préjudices subis », « organiser une justice transitionnelle pour l’apaisement des cœurs ». Elle indique œuvrer en ce sens en mettant « en place un comité de suivi des recommandations du rapport sur les événements du 20 octobre 2022 », ce que les autorités tchadiennes n’ont jamais fait.

Rappel des faits

Le 20 octobre 2022, les forces de défense et de sécurité tchadiennes ont massacré, arrêté et torturé des centaines de manifestants qui réclamaient une véritable alternance politique dans le pays. La Commission nationale des droits de l’Homme (CNDH) du Tchad estime le bilan de cette répression à 128 morts, 12 disparus et 518 blessés.

Selon l'Organisation mondiale contre la torture et la Ligue tchadienne des droits de l'Homme, il y aurait eu plus de 200 morts.

Ce jour-là, ce sont de nombreux droits fondamentaux qui ont été bafoués : le droit à la vie, le droit de ne pas être soumis à la torture ou le droit de ne pas faire l’objet d’arrestations arbitraires. Le recours à la force létale a été disproportionné, en violation des principes internationaux qui encadrent son usage.

Une loi d’impunité pour protéger les policiers et militaires

Cette loi d’amnistie protège les responsables de ces graves violations des droits humains en empêchant toute poursuite judiciaire au Tchad. Elle va à l’encontre du droit national et international relatifs à la protection et la défense des droits humains. Pour mémoire, le droit international exige des États qu’ils traduisent en justice les responsables lorsque de graves abus comme ceux documentés le 20 octobre 2022 sont commis.

« En cas de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire qui constituent des crimes de droit international, les États ont l’obligation d’enquêter et, s’il existe des éléments de preuve suffisants, le devoir de traduire en justice la personne présumée responsable et de punir la personne déclarée coupable de ces violations ».

– Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire.

L’impunité est une constante au Tchad depuis des décennies et la justice reste, sur les sujets relatifs aux violations des droits humains, soumise au pouvoir exécutif.

À plusieurs reprises, les autorités tchadiennes – pour apaiser leurs partenaires internationaux – ont annoncé l’ouverture d’enquêtes lorsque des manifestants ont été tués par balles en avril-mai 2021, en janvier 2022 et après octobre 2022. Ces annonces sont toutes restées sans suite. Malgré les engagements des autorités tchadiennes aucun membre des forces de défense et de sécurité tchadiennes responsable d’actes de torture, d’exécutions sommaires, de disparitions forcées et d’usage excessif de la force létale, n’a rendu des comptes devant la justice, ni même fait l’objet de la moindre arrestation ou inculpation.

Rien n'a été fait pour apporter réparation aux victimes. Cette inertie concerne également les organismes régionaux et internationaux qui n’ont apporté aucun appui à la commission d’enquête, dite internationale, de la Commission économique des États d’Afrique centrale, dont le rapport d’enquête n’a jamais été rendu public.

Des crimes imprescriptibles et une communauté internationale silencieuse

Pour lutter contre l’impunité, le droit international prévoit que certains crimes sont imprescriptibles. Cela signifie que les poursuites contre les auteurs et responsables de certains crimes ne sont pas limitées dans le temps et pourront être entreprises même si les faits sont restés impunis pendant de nombreuses années.

Plusieurs violations des droits humains commises le 20 octobre 2022 et les jours suivants (dont les exécutions sommaires, les actes de tortures, les disparitions forcées et l’usage excessif de la force létale) relèvent de cette imprescriptibilité. Ces crimes graves pourraient aussi autoriser plusieurs pays, bien qu’étrangers à ces évènements, à activer leur compétence universelle pour juger des ressortissants tchadiens, à la place de la justice tchadienne. La Cour pénale internationale (CPI) a été saisie par l’opposant Succès Masra en novembre 2022. Elle n’a, à ce jour, jamais communiqué sur le Tchad et les événements du 20 octobre 2022.

À plusieurs reprises, les partenaires du Tchad, dont la France, ont fait part de leurs préoccupations concernant la répression survenue le 20 octobre 2022 et demandé à ce que justice soit apportée aux victimes, notamment sur la base des recommandations du rapport de la CNDH.

Au-delà des déclarations de principe, la communauté internationale n’a, à ce jour, rien entrepris afin que les responsables des graves violations des droits humains commises le 20 octobre 2022 et les jours suivants soient identifiés, que leurs crimes soient documentés précisément, et qu’ils en répondent devant la justice. Depuis le 23 novembre 2023, aucun partenaire du Tchad ne s’est publiquement inquiété de l’adoption de la loi d’amnistie.

La France, dans une logique de préservation de ses intérêts au Sahel, « continue à soutenir politiquement, diplomatiquement, économiquement et militairement une junte militaire non légitime, qui accapare le pouvoir politique et qui ne montre aucun signe d’ouverture pour une véritable transition civile ».

« Contrairement à ce que les autorités tchadiennes affirment, la loi d’amnistie ne favorise en aucun cas la paix, la réconciliation et la cohésion nationale. Une telle loi promeut au contraire l’impunité sapant les bases de toute cohésion nationale et de toute réconciliation basée sur l’État de droit et n’apporte aucun avancement vers la paix. « L’impunité ancrée dans le droit est propice à la poursuite des violations graves des droits humains par les auteurs et responsables des crimes passés. C’est également un signal négatif adressé à tous ceux qui n’ont pu obtenir justice et qui, par dépit, seraient susceptibles de prendre les armes pour se rendre soi-disant justice. »

– Clément Boursin, responsable Programmes et plaidoyer Afrique de l’ACAT-France.

Nos recommandations

L’ACAT-France condamne l’instrumentalisation du droit national qui consacre la culture de l’impunité au Tchad. L’adoption de la loi d’amnistie démontre par son existence-même que les engagements pris par le Tchad en matière de respect des droits humains et de l’État de droit ne correspondent à la réalité des faits : la promotion de l’impunité.

Dans ces circonstances, l’ACAT-France appelle les partenaires du Tchad, en premier lieu l’Union européenne, la France et les autres États membres, à :

  • demander l’abrogation de la loi du 23 novembre 2023 portant amnistie générale pour tous les faits commis durant les événements du 20 octobre 2022 et à exhorter les autorités tchadiennes à respecter leurs obligations à garantir aux victimes leur droit à obtenir justice et réparation ;
  • prévoir la mise en place de sanctions ciblées à l’encontre des personnes responsables de la répression du 20 octobre 2022 au Tchad.

L’ACAT-France appelle les partenaires militaires du Tchad, en premier lieu la France, à suspendre toute coopération avec les forces de défense et de sécurité tchadiennes impliquées dans des violations graves des droits humains, notamment celles commises le 20 octobre 2022.

L’ACAT-France continuera à œuvrer en faveur du respect des droits humains et de l’État de droit au Tchad et à demander justice pour les victimes du 20 octobre 2022.

  • Justice et impunité